Traits en Savoie
Vous êtes ici : Accueil » Patrimoine » Bateaux propulsés par des chevaux » Sur des chemins liquides : bateaux à propulsion animale (2). Les bateaux de (...)

Sur des chemins liquides : bateaux à propulsion animale (2). Les bateaux de Monsieur Church.

D 25 septembre 2016     H 20:35     A Traitgenevois     C 0 messages


agrandir

Edward Church, pionnier de la navigation à vapeur en Europe.

Parler d’Edward Church, des ses bateaux, de ses lieux de résidence, pose de nombreux problèmes.
Le premier est d’ordre familial. Edward Church (1740-1816) est le premier ambassadeur des États-Unis à s’établir au Portugal où il est nommé par George Washington. Il est le contemporain de Robert Fulton. Il a un fils et à ce moment les difficultés commencent car il le nomme Edward.
Pour couronner le tout, un fils d’Edward Church Jr. se prénommera lui aussi Edward. Une recherche sur Edward Church peut rapidement mener sur une fausse piste.
Comme son père, Edward Chuch Jr. sera consul des États-Unis, mais en France.
A partir de là surgit un autre problème.
De nombreux documents français consultés (revues d’époque, blogs, etc.) le mettent en poste à Lorient. A en croire certains textes, il aurait également été, indépendamment ou pas de celui de Lorient, consul des États-Unis pour les ports du Havre, Brest, La Rochelle ou encore Bordeaux.
Brouillard d’informations contradictoires qu’il n’a pas été possible de vérifier à l’aide de documents irréfutables.
Les revues américaines du 19ème siècle qui énumèrent le personnel américain en poste à l’étranger le mettent toutes Consul de États-Unis en France, à l’Orient.
Histoire d’embrouiller encore un peu plus l’affaire, le livre "American Drawings and Watercolors in the Metropolitan Museum of Art, Volume 1" le présente en poste à "l’Orient près de Bordeaux".
Détail de la demande de brevet pour une gondole à vapeur. Source : Archives Institut national de la propriété industrielle- INPI. Copie interdite sans autorisation.
Au bas d’une de ses demande de brevet déposée en France, il signe bien : Edward Church consul des États-Unis d’amérique à l’Orient.
Or jusque à la révolution française, la ville s’est orthographiée l’Orient. Cette orthographe resta longtemps utilisée aux États-Unis et même en France comme le prouve l’acte de 1822 mis en page un peu plus loin.Lorient.
Il semble donc bien qu’il fut au moins en poste dans cette ville où il fut nommé par James Madison en janvier 1817. Pour le reste...
Une autre incertitude règne à propos des dates de naissance et de décès d’Edward Church Junior. Plusieurs dates sont avancées selon les documents auxquels on se réfère.

Quoiqu’il en soit, cet américain s’est montré extrêmement actif dans le domaine des transports fluviaux.
Il est très lié avec Robert Fulton qu’il a rencontré à Paris en 1803 (1) et est persuadé du potentiel commercial des bateaux à vapeur.
Il fait construire en 1818 le vapeur "La Garonne". C’est le premier bateau à vapeur commercial lancé en France. Le bateau naviguera sur le fleuve dont il porte le nom.
En 1820 (là encore il y a quelques divergences sur les dates) il investit dans la construction du vapeur Le "Triton". Le bateau sera affecté au service entre Le Havre et Honfleur (voir le blog de Marie-France Renerre).
Gravure rehaussée de couleurs du premier vapeur lancé sur le Léman en 1823 GUILLAUME TELL, collection Musée du Léman.
Nous le retrouvons en 1823 à Genève où il fait construire le vapeur le "Guillaume Tell". Ce bateau, premier vapeur à naviguer sur la Léman, effectue le trajet Genève-Ouchy en six heures et quatre escales. La ligne sera un succès commercial.
En 1826, E. Church crée une société à Lyon. La société Church Mathieu et Cie à pour objet l’exploitation d’un paquebot-diligence à vapeur sur la Saône.
Dessin accompagnant la demande de brevet de "Gondole à vapeur". Source : Archives Institut national de la propriété industrielle- INPI. Copie interdite sans autorisation.
En 1827 il présente, en France, une demande de brevet pour une "Gondole à vapeur" de son invention.
La même année, dans une lettre à Henry Clay Secrétaire d’état des États-Unis, il revendique la construction de plus d’une vingtaine de bateaux en Allemagne, en France, en Italie et en Suisse.
L’année 1830 le voit participer à la création de la Société anonyme de la compagnie de Bateaux à vapeur pour la Navigation du Rhône de Lyon à Marseille.
Il est actif aux chantiers naval de La Seyne-sur-mer où il fait construire plusieurs bateaux.

Et, sujet qui nous occupe, il entreprend de mettre en service des bateaux entrainés par des chevaux.

Les chevaux franchissent la Dordogne à Cubzac.

Acte de création de la Société anonyme du bateau à manège de la Dordogne déposé les 19 et 20 avril 1822 devant Me Maillères, notaire à Bordeaux. [Source : Archives de la Gironde.].
En 1822, Edouard Church dépose à Bordeaux les statuts de sa "Société anonyme du bateau à manège de la Dordogne" dont il est l’actionnaire principal. Il s’agit de franchir la Dordogne à Cubzac à l’aide d’un bateau à manège.(2)
Dans ces statuts "Les comparans, dans le but d’y parvenir (il s’agit d’établir un passage "sûr, prompt et commode" de la rivière. NDR.) et de faciliter à toute heure et en toute saison, soit le passage des voyageurs, soit celui des voitures de toute espèce, même celles de roulage, avec l’assentiment de l’autorité supérieure et du Gouvernement résolurent, d’établir un bateau à manège pour faire exclusivement le service de ce passage".(2)

Signature d’Edward Church sur la dernière page des statuts de la Société anonyme du bateau à manège de la Dordogne déposés les 19 et 20 avril 1822 devant Me Maillères, notaire à Bordeaux. [Source : Archives de la Gironde.].
Cubzac est situé sur la route qui va de Paris à Bordeaux. Le passage de la rivière présente donc un grand intérêt économique.
Le principe de la construction d’un pont fut adopté en 1812, mais à cet endroit la Dordogne est large de plusieurs centaines de mètres et la construction d’un tel ouvrage présente quelques difficultés. D’oppositions en reports, ce n’est qu’en 1835 que les travaux commencèrent.
En attendant un bac à manège assurera le passage d’une rive à l’autre des voitures hippomobiles, des marchandises et des personnes. Deux bateaux sont signalés avoir été mis en service, mais ce point n’est pas très clair. Il est question d’un deuxième bateau dans un document de 1834 mais rien n’indique qu’Edward Church ait participé à sa construction (3)
Le bateau s’appelle le "Saint-Louis" et se présente comme un catamaran (il est plausible qu’il ait été baptisé ainsi par E. Church qui, rappelons le, est américain). En cela il s’inspire de ceux qui servent, comme nous le verrons dans un prochain article, au passage des fleuves et rivières aux États-Unis.
Deux coques sont réunies par une plateforme sur laquelle tournent les chevaux. A travers un système d’engrenages, le manège transmet le mouvement à une roue à aubes située entre les deux coques.
Il mesure 80 pieds de long et 40 pieds de large soit environ 25 mètres par 12.5 mètres. 12 chevaux assurent sa motricité .
Les chevaux et le mécanisme sont protégés par une rotonde.(4)
Le système est assez classique à l’époque.

Dans son précieux journal qui relate petits et grands évènement survenus à Bordeaux ou sa région, Pierre Bernadau rend compte sommairement du lancement du bateau.

"21 juin 1822 Bateau à manège sur la Dordogne
On a lancé aujourd’hui dans le chantier de construction de M. Courau ce qu’on appelle un bateau à manège pour le service du passage de la Dordogne devant Cubzac. Ce sont deux bateaux unis par un fort plancher à galeries, entre lesquels il y a une machine qui fera naviguer cette espèce de pont volant. Il a été entrepris par M. Church, consul des États-Unis d’Amérique, le même qui a fait construire le premier bateau à vapeur qu’on ait eu à Bordeaux. Cet entrepreneur s’est muni d’un brevet d’invention pour neuf ans et a ouvert des actions pour faire les fonds et les recettes de cette invention."(5)

En cette année 1824, il semble donner toute satisfaction à ses utilisateurs.

"... tandis que les anciens bateaux offraient de grandes difficultés pour les embarquemens et les débarquemens (sic), et que la traversée était d’une à deux heures, quand on était contrarié par les vents et par les courans (sic).
L’établissement actuel forme le complément du pont de Bordeaux ; il offre un avantage inappréciable au commerce en donnant les moyens de faire arriver les marchandises directement de Paris à Bordeaux et vice vend sans les exposer aux retards qui existaient jusqu’ici ." (6)

En 1832 un changement de ton s’opère dans la vision qu’ont les usagers de ce bac.

"Une pétition du 8 juin 1832 de la Chambre de commerce de Bordeaux disait de ce bac qu’il a bien obvié à quelques inconvénients, mais qu’il offrira toujours surcroit de péages, danger dans l’embarquement des grosses voitures, retard plus ou moins prolongé, surtout pendant la nuit et enfin interruption totale dans les gros temps et dans les hivers rigoureux."(4)

En 1833, le bac à manège est tombé définitivement en disgrâce.

"...après avoir parcouru les routes qui conduisent de Nantes ou de Paris à Bordeaux, on se trouve arrêté tout à coup par une large rivière, sans autre moyen de la traverser qu’un bateau à manège, machine lente, informe, et quelquefois dangereuse " (7)

Les temps ont visiblement changé.

Combien de temps mettait le bac pour la traversée ? Un certain temps serait-il tentant de répondre tant les réponses divergent à ce sujet. Des temps de 12 à 17 minutes sont donnés en 1824. D"autres sources font état de 30 à 45 minutes par mauvais temps. Le bac se trouvant dans ce cas parfois entrainé à 1 ou 2 kilomètres de son port d’arrivée (4)
Ce qui est acquis, c’est que les conditions météorologiques, les courants et les saisons jouaient un grand rôle dans la variation du temps de passage. Il arrivait que le bac soit tout simplement inutilisable en raison de vents ou de courants violents ou à cause de la glace qui prenait la rivière.
Du côté des résultats financiers " Les recettes brutes annuelles sur les deux bateaux à manège dans les dix années comprises entre 1823 et 1832 ont été moyennement de 47,000 fr " (4).
Rappelons que le capital de départ de la société était de 150 000frs.
La société semble toutefois avoir été aux prises avec l’administration fiscale.
Un article paru dans le Journal du Palais de janvier 1840 donne à voir les ennuis fiscaux de la " ...société anonyme sous la dénomination de Compagnie anonyme des bateaux à manège devant Cubzac." (8)
L’article rappelle qu’à la fin de l’année 1837 les Contributions indirectes réclamaient la somme de "10,994 francs montant du prix de ferme pour l’année 1836."
Le 7 sept 1838 nouvelle contrainte contre la compagnie "pour une somme de 5,482 fr...".
L’administrateur de la compagnie a fait opposition aux jugements et saisies. En vain.

Quand ce bac cessa-t-il de fonctionner ?
Il est plausible de penser que le bac à manège cessa son service peu de temps après l’ouverture du pont.
Cubzac- Vue du pont sur la Dordogne. Mercereau, Charles (1822-1864)[Source :Bibliothèque municipale de Toulouse.

Achevé en 1839, le pont de Cubzac est ouvert le 1er mai 1840 et rendait de fait le bac obsolète. Cette date signe donc probablement la fin du bateau à manège.

Le 1er mai 1840 jour de l’ouverture du pont, il restait encore vingt neuf mois de jouissance à courir en faveur de la compagnie concessionnaire de l’exploitation de ce bac d’après les traités passés en 1821 et 1824 entre elle et l’état.
En 1843, la compagnie assignera le préfet de Gironde pour lui faire payer, au nom de l’état, la somme 119030frs plus les intérêts du fait de la non exécution du bail suite à l’ouverture du pont.
L’affaire amènera à de multiples rebondissements et trouvera son aboutissement seulement en mai 1848 sous le gouvernement provisoire issue de la révolution de février 1848.(9)

Le pont sera endommagé lors de la tempête du 2 mars 1869.
Par mesure de précaution, le pont sera fermé à la circulation et le tablier du pont démoli.
Avant sa reconstruction, un bac sera mis en service.
Dans un premier temps ce fut un bac remorqué par un petit vapeur qui assura la traversée, puis en octobre 1872, un grand bac autonome à vapeur prit le relais.(4)
Le bac à manège et les chevaux étaient bel et bien oubliés.

Il semble bien qu’Edward Church ne fut pas le seul à s’intéresser au passage de la Dordogne à Cubzac.
Pierre Touchard dépose le 28 décembre 1820 au secrétariat de la préfecture de Gironde, une demande de brevet pour un bateau à manège. (10)
Celui-ci est notablement plus compliqué que ses concurrents.
Page une des dessins de la demande de brevet pour une "Machine pour adapter à un bateau à canal pour remonter contre les courants. Source : Archives Institut national de la propriété industrielle- INPI.. Copie interdite sans autorisation.
Détail de la demande de brevet pour "Machine pour adapter à un bateau à canal pour remonter contre les courants. Source : Archives Institut national de la propriété industrielle- INPI.. Copie interdite sans autorisation.
La demande fera l’objet de réticences de la part du comité chargé de la délivrance des brevets.
Détail de la demande de brevet pour "Machine pour adapter à un bateau à canal pour remonter contre les courants. Source : Archives Institut national de la propriété industrielle- INPI.. Copie interdite sans autorisation.
Au détour d’une phrase, il sera de nouveau questions de MM. Hoyau et Langlassé comme dépositaires de brevets de bateaux à manège mûs par des chevaux bien antérieurs à celui de P. Touchard.
Cependant, le Comité Consultatif des arts et Manufacture donne son accord le 10 mars 1821.
Comme souvent, la question est de savoir si ce bateau a été ou non construit.
Un embryon de réponse peut être avancé avec le témoignage de Pierre Bernadau dans ses "Tablettes manuscrites". Cet érudit bordelais note en date du 17 février 1823.

"17 février 1823. Bateau à manège du perruquier Troquart (sic)
On vient d’essayer un bateau dit à manège, inventé par un perruquier et qui est destiné à aller contre vents et marées au moyen d’une mécanique mise en jeu par un cheval. L’expérience a très mal réussi et l’on croit que l’inventeur aura de la peine à démêler tout cela. Il se nomme Troquart.("5)

Le commentaire de Michel Colle, tente de démêler le vrai du faux :

"Dans l’ouvrage Description des machines et procédés spécifiés dans les brevets d’invention, 1831, on trouve mention d’un Brevet d’invention en date du 31 mars 1821 : Brevet d’Invention de dix ans, pour une machine destinée à être adaptée à un bateau à canal pour remonter contre le courant, à l’aide d’un manège à chevaux établi sur le bateau et d’une chaîne garnie de rames à mouvement de rotation, lequel bateau peut marcher en avant et en arrière sans changer la direction de la marche du manège, ni celle de la marche des chevaux, Au sieur Touchard (Pierre), de Bordeaux.
Il semble que Bernadau ait confondu le sieur Touchard avec le perruquier Troquart qui avait caché les Girondins à Saint-Émilion …"(5)

En janvier 1824, une revue signale que " M Touchard de Bordeaux vient dé faire construire dans cette ville un bac d’après un procédé nouveau Ce bac est composé de deux bateaux à quille et à gouvernail joints ensemble par un pont sur lequel est établie une mécanique mise en mouvement par des chevaux Ce véritable bateau à manège est destiné à faire le service du passage de la Dordogne à Saint André de Cubzac " (11)
La traversée par ce bateau à manège est rapportée avec quelques bémols quant à la réussite de l’entreprise.

"Après plusieurs épreuves douteuses, dans lesquelles M. Touchard n’avait pu vaincre la force des courans (sic), le 24 novembre, en présence de MM Wiotte et Jénard, ingénieurs des ponts et chaussées, qui ont donné tous leurs soins à un établissement aussi utile, et de M. Clemenceau, chef des travaux publics du département de la Gironde, l’inventeur a fait un nouvel essai et obtenu un plein succès."(11)

Cependant, dans le tome XXII de 1824 de la même revue, un article dément l’information précédente.

"Gironde Saint-André-de-Cubsac-Bac à manège-Réclamation.
Dans le 61e cahier de votre intéressant recueil tome XXI page 230, en parlant du bateau à manège qui fait le service du passage de Cubsac, sur la Dordogne (grande route de Paris à Bordeaux par Tours et Angoulême), votre correspondant a été induit en erreur, lorsqu’il a confondu ce bel et utile établissement, avec une tentative chimérique faite par M. Touchart de naviguer sur la Garonne, de Bordeaux à Marmande, au moyen d un bateau mu par des chevaux "(12)

Le "bel et utile établissement" est le bac d’Edouard Church.
Tout porte à croire qu’il y ait eu bien confusion entre le bateau de P. Touchard et celui de E. Church.
L’échec des essais rapporté par Pierre Bernadau est à rapprocher de la "tentative chimérique" raillée dans le texte ci-dessus.

A ce jour, aucune gravure ou plan du bateau à manège d’Edward Church à Cubzac n’a été mis à jour.
Cependant, grâce à l’obligeance du Centre de documentation du Musée des Arts et Métiers de Paris, il a été possible de retrouver un plan d’une "...Machine d’un bateau à manège importée de Liverpool par le brig Jubilee".
Plan et description et de la Machine d’un bateau à manège importée de Liverpool par le brig Jubilee. Document soumis à copyright. ©Musée des arts et métiers.
Ce plan porte la signature d’Edward Church en date du 21 mai 1822 à Bordeaux.
Un mois auparavant, quasiment jour pour jour, était crée la Société anonyme du bateau à manège de la Dordogne.
Il n’est donc pas déraisonnable de penser que cette machine était destinée au bac à manège de ladite société.
Le plan de la machine indique bien qu’elle devait être implantée sur un bateau à double coque, la roue à aubes se trouvant au milieu du manège.
Détail du plan de la Machine d’un bateau à manège. Document soumis à copyright. ©Musée des arts et métiers.
Les chevaux étaient attachés aux leviers A et faisaient tourner la roue d’engrenage B.
Cette dernière entrainait à son tour la roue C et le pignon D. Un axe E solidaire du pignon D entrainait la roue à aubes F.
L’axe de la roue à aubes était à la hauteur du pont du bateau.
Il manque encore quelques précisions quant à la manière dont les chevaux étaient réunis aux leviers A sachant qu’ils étaient douze.
La machine était-elle une invention d’Edward Church ou a-t-il seulement commenté le dessin ?
Sa simplicité saute aux yeux si on la compare à celle de P. Touchard.
Les engrenages à lanterne sont ici abandonnés au profit d’engrenages métalliques à denture.
Peut-être la découverte, un jour ou l’autre, d’un plan ou dessin permettra-t-elle d’avoir une vision plus précise du bateau.

Des chevaux sur le Léman.

Traversons la France vers l’est de part en part et rendons nous à présent en Suisse, à Genève plus précisément, où Edouard Church est de nouveau à l’origine d’un projet de bateau entrainé par des chevaux.
Aujourd’hui, la plupart des riverains Genevois du Léman ignorent probablement l’existence de cet humble bateau qui jadis faisait la traversée des Eaux-Vives aux Paquis.

Un arrêté du Conseil d’État en date du 4 mars 1825 "autorise l’ Établissement de la Société anonyme dite du bateau à manège".

"Le CONSEIL d’ÉTAT,
Vu les divers articles du Code de Commerce relatif aux Sociétés anonymes ;
Vu le préavis de la Chambre de Commerce,
ARRÊTE :
Article premier
La Société anonyme formée à Genève sous le titre de Compagnie du Bateau à Manège, est autorisée
Art. 2. Les Statuts de ladite Société contenus dans l’acte passé devant Janot et son collégue (sic), Notaires à Genève, le dix Février dernier et ci-après transcrits, sont approuvés.
Art. 3. Le présent Arrêté sera inséré au Recueil authentique des Lois et Actes.
Certifié conforme :
DEROCHES Secrétaire d’ÉTAT" (13)

Auparavant, les statuts de la "Société du bateau à manège" avaient été déposés le 10 février 1825 chez Me Ferdinand Janot, Notaire à Genève.
Dans son article deux, il est précisé que "La durée de cette Société est fixée à vingt années consécutives à dater du premier Février 1825."
Action de la Compagnie du Bateau à Manège datée du 10.02.1825, coll. Musée du Léman
Cette action, émise avant l’arrêté du Conseil d’État, est valable dix ans et prouve la confiance du promoteur dans son bateau.
La société officiellement créée, Edouard Church va pouvoir construire son bateau.
C’est le même principe du catamaran qui va être appliqué à Genève au bateau à manège qui relie les Eaux vives au quartier des Pâquis.
Quelques détails nous sont donnés sur le bateau qu’il était projeté de construire .

"Ce bateau sera construit en bois de chêne, de mélèze et de sapin, par Mons.r Mauriac père, d’après les plans fournis par M Edouard Church ; ses dimensions, y compris les galeries, seront de soixante dix pieds de longueur sur vingt six pieds de largeur ; sa hauteur devra être de quatre pieds et demi. Les roues d’engrenage seront fabriquées en fonte de fer, de première qualité, sous la direction de Mr Church dans l’une des meilleures manufactures d’Angleterre." (13)

Un article paru dans "La conteur Vaudois" du samedi 2 juin 1923, donne penser que le bateau fut ainsi construit. Le prix de 75 000 francs est avancé.(14)
Il faut remarquer que le prix de 65 000 francs avait initialement été prévu lors de la création de la société.(13)
Le bateau est donc un peu plus petit que le bac à manège de Cubzac.
Venant d’Angleterre, il est bien possible que la machine du manège soit la même que celle déjà utilisée à Cubzac. Le point reste à vérifier.
Quant aux chevaux, le "Recueil authentique des lois et actes du Gouvernement de la République de Genève" nous offre une courte description de ce qui est souhaité.

"MM Church, Mathieu et Demole s’engagent en outre à fournir à leurs frais, quatre forts chevaux du prix de vingt louis chacun...".(13)

Le bateau fut lancé en musique le 23 juillet 1825 .(1)
L’embarcation partait des Eaux-vives toutes les heures et des Paquis à la demie.
Il faut préciser qu’à l’époque la pont du Mont-Blanc n’existait pas.

Gravure du Bateau à Manège reproduite par Institut Polygraphique Zurich en 1907, coll. Musée du Léman.

Cette unique gravure permet de nous faire une idée du bateau.
De nouveau il s’agit donc d’un catamaran. La plateforme où se trouve le manège relie les deux coques.
La roue à aubes qui entraine le bateau se trouve entre ces deux coques.
Le navire arbore le drapeau Suisse à la poupe et le drapeau Genevois sur le sommet de la rotonde où tournent les chevaux. On peut apercevoir deux de leurs têtes par les ouvertures.
Les passagers se trouvent principalement à l’arrière du bateau, protégés par une tente,mais aussi à l’avant, mêlés à des voitures attelées embarquées sur le pont.
Les voyageurs semblent plutôt bien habillés. Sommes-nous dimanche ?
Ce jour là, le bateau emmenait de cent à cent-cinquante passagers en promenade sur le petit lac, parfois jusqu’à la Belotte.
Au fond le Salève, le Môle et la chaîne des Alpes se détachent sur le ciel.
La date de 1907 ne nous renseigne pas sur l’année exacte de réalisation du dessin. Il n’est pas plus exclu qu’il s’agisse là d’une vue d’artiste réalisée bien après le fin du bateau et qu’il y ait quelques libertés de prises avec la réalité.

L’existence commerciale du bateau fut brève.Les dates divergent sur l’année de son arrêt.
Certaines sources donnent 1826 d’autres 1828 quand, en novembre, il fut vendu aux enchères.(15)
Début 1826, le bateau était toujours en fonction.Des pieux furent en effet sciés à cette époque.

« Ainsi le 31 janvier 1826, sur la demande de Dufour, ingénieur, on autorise les agents du bateau-manège à « scier les pieux qui se trouvent sur la route qu’il suit dans la traversée des Pâquis aux Eaux-Vives et qui vu le grand abaissement des eaux peuvent être atteints dans ce moment » (16).

L’embarcation était semble-t-il l’objet des quolibets du public.
La bateau, réputé comme très lent, avait hérité du surnom de "lambin trainard" ou encore "escargot du lac".
Ce fut là probablement son plus grave défaut dans un siècle qui commençait à s’éprendre de vitesse. "Il allait si lentement si lentement qu’une péniche à un rameur le devançait sans peine" (14).
E. Church avait-il sous-estimé la motorisation son embarcation par un nombre insuffisant de chevaux ?
De surcroit "l’embarcation était bruyante et puante". (17)
Ce bruit était dû aux sabots des chevaux qui frappaient le pont en bois du bateau.
L’ensemble de ces critiques contribuèrent sans doute l’arrêt de son exploitation.
A la même époque les bateaux à vapeurs commençaient à sillonner le lac et étaient autrement plus modernes.
Le coup de grâce vint peut-être de là.
Une autre hypothèse pourrait expliquer sa disparition après une existence aussi brève.
Un témoignage indique que la traversée coûtait 12cts et que environ 300 personnes recouraient au bateau chaque jour. Cette fréquentation nous est confirmée par le dessin du bateau.
Le poème de Petit-Senn* semble lui nous dire que au contraire, son service ne rencontrait pas un grand succès.

Il ne rampera plus des Pâquis aux Eaux Vives
Là versant sur leurs bords un ou deux passagers
Son service était doux et ses fardeaux légers
.....................................................................
Quand Lambin cheminait il ne portait personne
Aujourd’hui qu il est pont le public y foisonne (18)

Il est possible que prisé par le public au début de sa mise en service, les voyageurs se soient détournés du bateau pour les raisons exposées plus haut de lenteur et de puanteur.
Dans ce cas, son exploitation a vite été déficitaire. Le capital engagé était de 65 000 francs de France. Il est probable que les actionnaires ne sont pas rentrés dans leurs frais. Est-ce à eux que pense Petit-Senn en écrivant ces vers ?

De mes intéressés si j’ai saigné la bourse
Nul par moi n’a souffert ; et le plus exigeant
N’a pu me reprocher qu’une perte d’argent (18)

En plus des points incertains exposés dans cet article, un grand nombre de questions restent en suspens à propos de ce bateau. Parmi elles retenons celles-ci :
D’où provenaient les chevaux ?
Afin d’avoir une réserve, la société devait entretenir plus de quatre chevaux sauf à se servir dans les élevages environnants.
Il y avait nécessairement des écuries à l’un ou l’autre bout de la ligne. Où se situaient-elles ?
Comment était composé l’équipage ? Il y avait un charretier à bord selon les témoignages de l’époque. Était-il seul pour manœuvrer le bateau ?
Où fut fabriqué le bateau ? Mauriac père, constructeur annoncé du bateau était de Bordeaux. S’est-il déplacé pour construire le bateau sur les bords du Léman ? Où aurait été situé le chantier de construction ?
Ou le bateau a-t-il été construit à Bordeaux et dans ce cas comment fut-il amené à Genéve ?
Quant à son trajet, une idée nous en donnée par le livre "Genava, bulletin du Musée d’art et d’histoire" édité en 1923 .

Trajet approximatif du bateau à manège.

Du côté des Eaux-Vives, son point de départ devait être au bout de la ruelle située entre la rue du Port et la rue des Pierres du Niton. (16)

Qu’est devenu le bateau ?
Là encore l’histoire n’est pas des plus nette.
Le Conteur Vaudois annonce sa vente aux enchères sans que l’on sache qui s’en porta acquéreur.(14)
Si l’on en croit Petit-Senn, il fut transformé en pont flottant pour le Guillaume Tell.
Ses chevaux furent vendus.

Comme ils ont été courts les beaux temps de sa gloire
Ses coursiers efflanqués sont allés à la foire
Et formés à tourner par leur cocher piaillard
Ils furent en tournant au marché de Gaillard (18)

Restait à conclure cette histoire.
Le poète Genevois s’en chargea écrivant dans son "Oraison funèbre du bateau-manège devenu pont."

"...................................................................
Oui, Lambin, de ton sort je conçois l’amertume ;
A plaindre sa rigueur j’ai consacré ma plume.
Je veux, jusqu’à la fin, sensible à tes malheurs,
Par leur récit fidèle émouvoir tous les cœurs.
Et malgré les clameurs d’une amère critique,
J’écrirai sur ton flanc ce lugubre distique :
DE L’ESCARGOT DU LAC L’EXISTENCE EST A BOUT
IL ALLAIT LENTEMENT IL NE VA PLUS DU TOUT" (18)

Nous verrons dans le prochain article que ce poème ironique ne fut pas l’oraison funèbre des bateaux à manège en Europe.

* Jean Antoine Petit-Senn John Petit-Senn (1792–1870). Ecrivain et poète Suisse né et mort à Genève.

Le logo de l’article représente le vapeur Guillaume Tell. collection Musée du Léman

A suivre.

Un certain nombre de textes et d’illustrations sont reproduits ici avec le consentement de leurs auteurs, propriétaires ou ayants droit. Merci de ne pas les utiliser sans autorisation.

(1) La Suisse, bateau-salon du Léman. Didier Zuchuat. Glénat. 2009.
(2) Bulletin des lois du Royaume de France. Tome quinzième. A Paris, de l’imprimerie Royale. Mars 1823. ( A rechercher par Bulletin des lois de la République Française, volume 15.)
(3) Procès-verbaux de la chambre des députés. Session de 1834. Tome quatrième. Avril 1834.Paris. De l’imprimerie A. Henry. Rue Gît-le-coeur, N°8. 1834
(4) Actes de l’Académie nationale des sciences, des belles-lettres et arts de Bordeaux. E. Dentu libraire-éditeur. Paris.1877.BNF.Gallica.
(5) Pierre Bernadau. Extraits des Tablettes (mars 1787-avril 1852). 65 ans de faits divers à Bordeaux.
(6) Bulletin universel des sciences et de l’industrie. Tome deuxième. Publié sous la direction de M le baron de Férusac. Paris ; Imprimerie de Fain, Rue Racine, N°4, place de l’Odéon.1824.
(7) Revue mensuelle d’économie politique, Premier volume. Publiée par Théodore Fix. Paris. 1833.
(8) Journal du palais. Recueil le plus complet de la jurisprudence Française. Par Ledru-Rollin. Tome 1er de 1840.Pris. Publié par F.-F. Paris. Propriétaire du journal. Bureau Rue des Grands-Augustins. N°7. 1841.
(9) Annales des ponts et chaussées relatifs à l’art des construction et au service de l’ingénieur. 2ème série 1848. Pris Carilian-Goeury et V. Dalmont. Libraires des corps des Ponts et chaussées et des mines. Quai des Augustins n 39 et 41.
(10) Source : Archives Institut national de la propriété industrielle- INPI.
(11) Revue encyclopédique, ou Analyse raisonnée des productions les plus remarquables dans les sciences, les arts industriels, la littérature et les beaux arts. Tomme 21. Paris, au bureau central de la revue encyclopédique. Rues d’Enfer-St-Michel, N° 21. Janvier 1824.
(12) Revue encyclopédique, ou Analyse raisonnée des productions les plus remarquables dans les sciences, les arts industriels, la littérature et les beaux arts ; Tomme 22. Paris, au bureau central de la revue encyclopédique. Rues d’Enfer-St-Michel, N° 22. 1824.
(13) Recueil authentique des lois et actes du Gouvernement de la République de Genève. Tome XI. Année 1825. A Genève. De l’Imprimerie de G.me FICK 1825.
(14) Cent ans sur le Léman. Le conteur Vaudois. Samedi 2 juin 1923. Journal de la Suisse Romande paraissant le samedi.
(15) La navigation à vapeur sur le lac de Genève il y a cent ans
(16) "Genava : bulletin du Musée d’art et d’histoire"
(17) All about Geneva- Scott Charles. Georg éditeur.(1985).
(18) Poésies genevoises. Tome1. Genève. Richard Libraire- Editeur. 1871.

Tous nos remerciements à la Ville de Genève et en particulier au service interroge.ch qui nous a autorisé à utiliser son article consacré au bateau à manège de Genève.
Cet article doit également beaucoup au Musée du Léman de Nyon et à Didier Zuchuat du Centre de documentation du Léman.

Portfolio :
1- Gravure rehaussée de couleurs du premier vapeur lancé sur le Léman en 1823 GUILLAUME TELL, collection Musée du Léman.
2- Cubzac- Vue du pont sur la Dordogne. Mercereau, Charles (1822-1864) Source : Bibliothèque municipale de Toulouse.
3- Page une des dessins de la demande de brevet pour une "Machine pour adapter à un bateau à canal pour remonter contre les courants. Source : Archives Institut national de la propriété industrielle- INPI.
4- Page deux des dessins de la demande de brevet pour une "Machine pour adapter à un bateau à canal pour remonter contre les courants. Source : Archives Institut national de la propriété industrielle- INPI.
5- Détail de la demande de brevet pour une "Machine pour adapter à un bateau à canal pour remonter contre les courants. Source : Archives Institut national de la propriété industrielle- INPI.
6- Plan et description et de la Machine d’un bateau à manège importée de Liverpool par le brig Jubilee. Document soumis à copyright. ©Musée des arts et métiers.
7- Détail du plan. Vue de face du mécanisme de la Machine d’un bateau à manège importée de Liverpool par le brig Jubilee. Document soumis à copyright. ©Musée des arts et métiers.
8- Détail du plan. Vue de bout de la machine d’un bateau à manège importée de Liverpool par le brig Jubilee. Document soumis à copyright. ©Musée des arts et métiers.
9- Action de la Compagnie du Bateau à Manège datée du 10 02 1825, coll. Musée du Léman.
10- Gravure du Bateau à Manège reproduite par Institut Polygraphique Zurich en 1907, coll. Musée du Léman.

Portfolio

  • 01 . Le Guillaume Tell.
  • 02 . Pont de Cubzac.
  • 03 . Brevet P. Touchard.
  • 04 . Brevet P. Touchard.
  • 05 . Détail bateau P. Touchard.
  • 06 . Machine bateau à manège. ©Musée des arts et métiers.
  • 07 . Vue de face. ©Musée des arts et métiers.
  • 08 . Vue en bout. ©Musée des arts et métiers.
  • 09 . Action du bateau à manège.
  • 10 . Le bateau à manège.
Un message, un commentaire ?
Qui êtes-vous ?
Votre message